ROBERTO FERRUCCI
Venise est lagune
«Il fallait y ajouter une autre laideur, un autre poison, un autre danger, serait-il de passage. Mais un passage incessant. Un grand bateau rejette dans l’air en une journée une quantité de particules fines équivalant à celle de quatorze mille voitures. Un « écomonstre » en mouvement qui fond lentement sur le bacino di San Marco tandis qu’un peu plus loin le vieil homme de la lagune rembobine déjà en toute hâte le fil de sa canne à pêche. Depuis les quais, les gens l’observent avec admiration, car les géants frappent l’imagination, toujours. Ils font peur, mais c’est une peur qui fascine, qui séduit. Elle devient un pur fait esthétique. Un ooohhh collectif, que lancent à l’unisson les adultes et les enfants. À bord, tout en haut, perchées à des dizaines de mètres de la surface de la lagune, on distingue d’infimes ombres noires, vaguement anthropomorphes. Des figurines en chair et en os déposées là-haut par un dépliant multilingue qui t’offre – si tu viens en croisière – le spectacle d’une Venise à couper le souffle, vue de là, d’en haut. Et vue de l’eau. Des silhouettes noires qui font – de nouveau – coucou de leurs petites mains, des mains d’où jaillissent des microflèches blanches, flash après flash, autre promesse du dépliant, des pixels à envoyer immédiatement via courriel ou WhatsApp à tes parents et à tes amis. Partagés à l’instant même sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram. Des corps sombres se dessinant, légers, sur cent mille tonnes d’acier qui parcourent les eaux frêles de la lagune, des millions de kilos qui font tressaillir les pierres de Venise, secouent les huisseries des habitations, font trembler leurs planchers et vaciller leurs fondations, mais laissent apparemment intacte l’eau autour d’eux."